Les nounours et les peluches

« Rien n’est plus noble, assurément, rien n’est plus beau que ce calme maintien devant les insultes de l’ennemi : On subit maints quolibets en passant tel un marin au large des brisants » … « ne s’inquiét[ant] pas plus des calomnies que d’une mouche vrombissante »

[Plutarque, Comment tirer profit de ses ennemis, ~100 ap. J.-C., Éditions Payots & Rivages, 1993, p.45]

Lorsque j’étais petit, Oh! ni particulièrement beau, ni particulièrement laid, mais drabe, petit et précocement nerd, je passais une partie de mes semaines à essuyer des quolibets et plusieurs vagues insultes. Mes journées à l’école étaient souvent parsemées de vexations; autant de sources de solitude et de rejet. Il m’arrivait de me battre aussi… ou du moins j’essayais.  Hélas! j’étais toujours en dessous de quelque abruti occupé à rire et à faire rire un petit troupeau d’imbéciles des deux sexes. Ce relatif calvaire, débuté au primaire, se poursuivi pendant quatre longues années au secondaire, où j’étais toujours petit, tout aussi drabe et de plus en plus nerd.  Je me battais de plus en plus et j’étais de plus en plus en dessous, parce que les abrutis étaient de plus en plus gros.

À l’époque on parlait un peu d’abrutis mais pas d’intimidation; le mot intimidation n’avait pas encore été inventé, et encore moins le foutu mot « interpellé » que tout le monde aujourd’hui utilise parce qu’il donne une belle forme à la bouche.

Bref, des abrutis il y en avait à l’époque, il y en a aujourd’hui et il y en aura toujours.

Un jour, attendez que je me souvienne… je devais avoir 12 ou 13 ans. Excédé après une journée particulièrement vexatoire et une bagarre improductive, les genoux de mes pantalons maculés de cette boue qui recouvrait aussi, un peu, ma vie, j’arrivai en pleurs vers mon père et lui contai mon désespoir : je me sens petit, pourquoi s’en prennent-ils à moi, ma vie est un échec etc…

Vous savez ce qu’a dit mon père?

« Mon gars, j’serai pas toujours là. Apprends à te défendre, fais-toé une armure, pis arrête de brailler, les kleenex sont là. »

Enfin, ça devait ressembler à ça. Mes souvenirs s’estompent, mais l’essence, non.

Dieu! que j’aime mon père pour ce qu’il n’a pas fait ce jour-là : brailler avec moi, dire qu’il se sentait interpellé et me conduire par la main à l’école pour engueuler la création tout entière. S’il l’avait fait, il m’aurait aidé à me mettre à genoux dans la boue et y rester pour de bon.

Alors, j’ai ramassé l’armure et l’épée, j’ai embrassé Plutarque et je m’en suis sorti… je suis toujours un peu nerd mais maintenant heureux de l’être.

Voyez-vous, des abrutis, il en faut. Ils sont toujours abrutis mais ils sont nécessaires. Ils ont une utilité pédagogique; leur bête présence nous prépare à la vie devant nous… Une vie qui sera toujours peuplée d’abrutis, différents certes, mais plus gros, plus puissants et plus nombreux. Il faudra toute notre vie leur faire face ou les avoir dans l’cul.

J’en viens à ce jeune homme, victime d’intimidation, que la planète entière a vu en larmes sur Facebook, Twitter et autres il y a un certain temps, filmé par sa mère. Vous avez tous été interpellés; 3 milliards de personnes ont partagé au moins une fois la nouvelle, regrettant de ne pouvoir la partager 30 fois de plus en chapelet… pour mettre les médias sociaux en feu et souffler sur les braises de l’indignation planétaire.

Vous avez été 6 milliards à lui offrir des peluches et des bonbons… à lui offrir vos larmes.

Est-ce que je peux vous dire que c’est exactement l’inverse qu’il fallait faire?

Que la dernière chose dont nous avons réellement besoin ce sont des nounours en peluche imbibés de larmes?

Vous pensez vraiment que vous préparez notre jeunesse à affronter l’avenir dans cette vallée d’injustices, de cruauté et de vile hypocrisie? Vous croyez vraiment faire disparaître la cruauté du monde avec vos émoticônes et vos bêtes peluches? Vous handicapez cette jeunesse en vérité; vous lui faites croire qu’il y aura toujours une armée de saules pleureurs pour la relever si quelqu’un la fait trébucher (et il y en aura!), qu’il y aura toujours un nounours au bout de chaque petit calvaire quotidien, toujours des larmes pour amortir sa chute dans un petit plouf sirupeux.  Alors le pauvre petit restera un pauvre petit toute sa vie, même lorsqu’il sera chauve et plissé… et il attendra.  Dieu! qu’il l’attendra sa peluche… Un jour, inévitablement, les parents ne seront plus là, les saules pleureurs seront occupés à s’épancher sur le sort d’un éléphanteau dans un zoo et les nounours ne seront plus que des illusions sèches. Que lui restera-t-il au pauvre petit? Peu de choses en vérité; le foutu désert qui s’étend à perte de vue et, sous ses pieds nus, des milliards de foutus grains de sable, tout aussi secs qui lui brûleront maintenant la peau.  Vous l’aviez, le pauvre petit, habillé de vos larmoyantes intentions et chaussé de minces pantoufles de phentex un peu visqueuses… Occupé qu’il était à s’assurer que ces vêtements évanescents ne tombent pas, vous l’avez empêché de ramasser l’armure et l’épée; vous l’avez lancé dans un monde où il se trouvera rapidement quelqu’un pour lui arracher les frêles vêtements que vous lui avez fait porter… ils s’envoleront à la moindre brise…

Et il sera nu…

Ce pauvre petit, nous l’avons tous fabriqué; nous en fabriquons maintenant, chaque jour, des milliers… collectivement… mais pour notre propre rédemption, dans le geste le plus inconsciemment égoïste qui soit; celui de nous donner une occasion de commisération publique à portée d’un clic et de nous permettre de nous agenouiller pieusement, les mains jointes, devant notre propre aptitude à la pitié, nous permettre de nous aimer pour cette paradoxale joie de constater que nous pouvons encore verser des larmes authentiques dans un monde de plus en plus pseudo-homogène et virtuel. Et nous les laisserons glisser voluptueusement ces larmes sur nos joues, et nous en savourerons la moite chaleur un peu salée qui atteindra nos lèvres et nous fera nous sentir si humain, si bon, si merveilleux… si près du divin.

Et ce sera vrai…

Et, dans ce grand atelier social où se fabrique l’unanimité qui doit exploser dans un feu d’artifices et où les larmes chaudes et salées coulent à flot, chacun, avec les pièces qu’il retrouvera dans ses propres tiroirs, confectionnera d’autres nounours…

Pendant ce temps les abrutis continueront à arpenter le vaste monde, foulant aux pieds vos peluches au lieu de se casser les dents sur du roc…

….

Parfois, oui parfois, ce monde me fait un peu suer…